La séparation qui n'existe pas

Le Grand Sault a reçu ce matin la newsletter de la Non Maison, centre d’Art situé à Aix en Provence. Je la partage avec vous:

Depuis la création de La Non-Maison je me nourris des textes et poèmes de Renaud Ego. Ils m’aident à voir. Il a été à l’origine de la création de l’Ecole du regard que j’ai créée en m’inspirant de son livre

« Une légende des yeux ».

J’ai décidé de publier cette lettre reçue la semaine dernière qui parle de la séparation qui n’existe pas.

Michèle Cohen



Chère Michèle,

Depuis une heure je regarde le pré. Il y a des bouleaux, des hêtres, des peupliers, des érables, et plus loin, des arbres fruitiers, un frêne majestueux, la netteté de son grand être vascularisé à peine effacée par le début de sa feuillaison. Tout est presque immobile, pas un souffle de vent ou à peine, juste de quoi animer les plans successifs des feuillages où perce, derrière, la tache jaune d’un champs de colza, d’un tremblement imperceptible. J’écoute les oiseaux sans les voir, ce sont des trous dans le volume de l'air grâce auxquels le volume est comme bordé de points mobiles qui suffisent à lui rendre sa courbure ; le son des insectes dessine d’invisibles lignes fugitives, un merle sautille dans l’herbe, non loin de moi, il est, chaque jour, moins farouche; il me fixe de son œil noir cerclé de jaune quand il s’arrête puis plus loin repart, picore la terre à la recherche d’un vers. Deux geais viennent à l’instant de se poser. Je m’arrête d’écrire et me tiens immobile pour ne pas les effrayer, je sais, sans bien les voir le rose nacré de leur plumage, l’éclat bleu extraordinairement lumineux de quelques unes de leurs plumes. Rien ne se passe qu’un infini passage, au fond duquel il y a une passe qui donne sur l'absence de présence d’esprit. Éteindre la rumeur de soi est difficile. Mais j’aime cet état que je crois atteindre parfois, quand m’étant laissé emplir par la sensation du dehors, ma frontière s’efface. Alors il n’y a plus de séparation, dilué, ma vue devenue elle-même le vague des plans de la lumière rapportés à une pure étendue de surface, je suis la substance issue de la fusion de toutes les choses.

Voilà, c’était une façon de parler de la séparation qui n’existe pas, pour peu qu’on le veuille.

Je t’embrasse
Renaud

 

 

 

Biographie : Renaud Ego est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature.
Parmi la douzaine de livres qu’il a écrits, figurent des récits comme Une légende des yeux (Actes sud, 2010), des poèmes, Le Désastre d’éden (Paroles d’Aube, 1995), La réalité n’a rien à voir (Le Castor Austral, 2006) et des essais sur la littérature comme L’Arpent du poème (Jean-Michel Place, 2002), l’architecture, S’il y a lieu (CRLFC, 2002) ou l’art comme San, art rupestre d’Afrique australe (Adam Biro, 2000), L’atelier de Jean Arp et Sophie Taeuber (Édition des Cendres, 2012), L’Animal voyant (Errance, 2015), Le geste du regard (L’Atelier contemporain, 2017). Il est aussi l’introducteur en France du poète suédois Tomas Tranströmer, lauréat du prix Nobel, dont il a préfacé les œuvres complètes (Gallimard, 2004).

 

 

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